JEU DE L'ÉCHEC

Les principes fondamentaux du jeu d’échec classique sont conservés. Deux

joueurs s’affrontent sur un échiquier bicolore de 64 cases avec 16 pièces au

mode de déplacement déterminé avec un même but (capturer le roi du camp

adverse).

L’échiquier que je propose est composé de 64 portraits dont 32 style

cyanotype et 32 type sépia. Il s’agit de photographies de famille sans nom ni

époque. Hommes, femmes, enfants se mêlent dans une communauté visuelle

seulement apparente. L’émotion est convoquée mais la réflexion vient vite :

le « joueur » peut imaginer derrière ces sourires et moues des destins, des

situations sociales variés. Mon propos est encore de dénoncer les inégalités

cumulatives et multidimensionnelles qui fracturent la société dans laquelle

je vis aujourd’hui, dans laquelle mes ancêtres ont vécu également. J’aurais

pu privilégier une vision bipolaire marxiste de cette société entre prolétaires

et bourgeois plus simple graphiquement mais les travaux du sociologue

allemand Max Weber1 proposant une réflexion plus nuancée m’ont davantage

influencé.

Il regroupe les individus selon leur niveau de richesse, de prestige social et

de pouvoir et construit ainsi une hiérarchie tridimensionnelle intéressante.

Un individu fortuné donc en haut de l’échelle économique ne le sera pas

nécessairement du point de vue du prestige social (par exemple, les

footballeurs professionnels ne sont pas valorisés dans tous les milieux

sociaux). Mes personnages ont été donc ou n’ont pas été, sont ou ne sont

pas riches, puissants, valorisés. Je leur attribue arbitrairement un style de vie

et de consommation et j’aime à penser qu’ils ont été arbitrairement dotés de

leurs forces et faiblesses par le hasard de la naissance. Le joueur se déplace

donc dans une société apparemment égalitaire — aucune position sur

l’échiquier n’est supérieure à une autre —, organisée — par rang, visibilité —

alors que profondément, elle masque des destins inégalitaires — espérance

de vie, revenus, patrimoine, accès aux études, genre… — et une hiérarchie

figée dans ce microcosme que représente un échiquier.

 

Je propose donc de modifier librement les règles classiques du jeu.

 

La constitution de la série de pièces à jouer est aléatoire : chacun dispose

certes d’un roi et d’une reine mais tire au sort 14 pièces supplémentaires

dans un sac en contenant 32. Un joueur peut donc avoir 2 reines, zéro ou

4 cavaliers, beaucoup ou peu de pions…). On comprend que tous ne partent

pas avec les mêmes armes ou chances dans la vie. Non seulement, il y a

ici inégalité des droits, des chances et des situations. Toute société étant

hiérarchisée, on a maintenu le roi et la reine.

Les nouvelles règles du jeu de l’échec sont fournies aux joueurs. Loufoques,

cyniques ou drôles, elles invitent à la prise de conscience de ces inégalités

mais ne sont pas directement fonctionnelles. La partie peut se dérouler selon

les règles classiques avec cette nouvelle dotation de pièces. Les modes de

déplacement classiques sont par essence déjà inégalitaires.

Art.1 Le roi est le chef. Le but du jeu est la capture du chef de l’équipe adverse. C’est « l’échec et mat»

Le chef peut un transsexuel mais pas une femme. Il se déplace d’une case dans toutes les directions possibles, sauf en cas de mise en examen.

Art.2 La reine, c’est l’épouse, la secrétaire, l’attachée parlementaire ou la maîtresse du chef. Mais elle ne peut pas être un homme. Elle se déplace d’un nombre quelconque de cases dans tous les sens, comme dans la vie, c’est la pièce la plus importante, comme dans la vie. Le harcèlement est autorisé lorsqu’un homme en fait l’objet.

Art. 3 Le fou est vraiment fou. Il est d’ailleurs fiché F. Il est capable du pire… C’est le fou du chef. Il se déplace d’un nombre quelconque de cases sur les diagonales s’il est libéré de ses contentions.

Art. 4 Le cavalier change de couleur à chaque coup. Attention, cet opportuniste est peu fiable ! À quoi pense-t-il ? C’est la seule pièce qui peut sauter une autre pièce. C’est une pièce à courte portée, idéale pour menacer, diffamer et exécuter.

Art. 5 La tour se déplace toujours en ligne droite, elle est prévisible et ennuyeuse comme un sénateur.

Art.6 Les pions ont tous des rôles secrets attribués (chanteur, menteur, coiffeur, militaire, traître, assureur, notaire, accordéoniste, mineur, proxénète, député, cancéreux, cheminot, gardien, curé, …)

Lorsqu’un pion a traversé tout l’échiquier (la promotion), il se transforme en l’une des pièces suivantes : reine, tour, fou ou cavalier. La promotion dite canapé est un coup obligatoire et immédiat.

Il est donc possible d’avoir plusieurs reines sur l’échiquier. Rappelons qu’une reine peut-être l’épouse, la secrétaire ou la maîtresse, à ce stade on appelle ce moment la cohabitation.

Art.7 Les pions blancs ont toujours raison par rapport aux noirs comme dans la vie, ils commencent donc toujours la partie en sautant deux cases puis ensuite le coup suivant une seule case.

Art. 8 Le chef a toujours raison et peut « roquer ». Afin d’éviter une prise d’otage, le chef peut échanger sa place avec la Tour. S’il veut se libérer de journalistes trop curieux, de policiers ou de maîtresses envahissantes, il peut échanger sa place avec la Tour, on dit qu’il roque.

Art. 9 Les traîtres, les espions, les moralistes, les tricheurs ont parfaitement leur place dans le jeu de l’échec. Ils peuvent occuper tous les rôles de ce jeu.

Art. 10 Les migrants n’ont pas le droit de jouer, ou alors ils sont des espions, des traîtres, des moralistes ou des tricheurs et dans ce cas ils sont les bienvenus.

Art. 11 Aux échecs, une partie se termine souvent par l’abandon de l’un des deux joueurs. En effet, le joueur considère que sa position est désespérée. Continuer la partie jusqu’à l’échec et mat est alors inutile.

Vous pouvez abandonner avant de jouer si vous êtes vous-même une victime.

Art. 12 Si le seul coup jouable est de mettre son roi en échec (ce qui est interdit sauf en période révolutionnaire, pendant les grèves ou si c’est vraiment un con) le roi est dit pat et la partie est gagnée.

Art. 13 Une partie est déclarée nulle dans les cas suivants (sur un commun accord des joueurs.)

si le chef est pris la main dans le sac,

si une position du Kamasutra se répète 3 fois à l’identique avec un ou plusieurs partenaires (consécutive ou non), sur un échec en blanc, en bois, sans provision,

si 50 coups sont tirés sans mouvement de fonds,

si le matériel vidéo est insuffisant pour mater.